cooper rasha
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“Vous pouvez me déposer sur l’autoroute ?â€, ai-je demandé à l’automobiliste qui s’est arrêté près du rond-point où j’attendais, à la sortie de Nantes. L’auto-stoppeur balade avec lui toute une géographie implicite et quand il demande à être déposé sur l’autoroute, il ne conçoit que deux espaces possibles : péages ou aires de repos. D’ailleurs l’homme qui m’a ouvert la portière sur ce rond-point nantais avait lancé d’un air de connivence : “J’ai fait du stop toute ma jeunesse.†Notez que je ne lui en veux absolument pas. J’ai juste compris que sa jeunesse avait probablement eu pour décor les jolies nationales flanquées de platanes des premières séquences d’A bout de souffle au moment où il a tranquillement dépassé l’aire de repos pour, quelques mètres avant sa sortie, me déposer sur l’autoroute. C’est-à -dire vraiment sur l’autoroute. Je suis aplatie comme une crêpe contre la glissière de sécurité. Le bruit est assourdissant. La seule différence entre moi et un hérisson à ce moment c’est que les voitures me lancent des coups de klaxon accusateurs. Ce n’est pas tant que je risque ma vie, c’est que je peux provoquer un carambolage par ma seule présence. C’est évident. Pas parce que j’aurais des jambes extraordinaires ou des cils recourbés que personne ne voit de toute façon, mais en tant que simple anomalie humaine. Je suis le facteur accidentel de surprise, un cerf-volant sur la trajectoire d’un escadron de mirages. Clairement, j’ai tort contre tous et je n’ai pas l’intention de me battre. Je fonce sur le côté. C’est comme ça que j’ai rencontré les paysagistes. Aperçu depuis une voiture lancée à 130 km/h, le côté ressemble sûrement à une simple haie au sommet d’une pente douce. Il doit y avoir un savant calcul de bureau d’études qui fait coïncider son inclinaison à la vitesse à laquelle se déplace le sujet qui la perçoit pour qu’elle semble douce et champêtre, j’en suis sûre. Parce que moi, ce que je vois, c’est une muraille en haut d’une falaise. Fesses en arrière, agrippée aux mottes de terre, je l’escalade pour me retrouver face à la muraille. Et quelle muraille ! Les paysagistes sont sans pitié. En pénétrant dans cette barrière végétale, je suis fascinée par la sophistication de leur art et je les maudis. La nature ne fait pas ça. Elle ne convoque pas toutes les variétés de plantes les plus hostiles pour les compresser les unes derrière les autres. Il y a une couche avec des piquants minuscules qui se plantent dans les mains, puis une couche avec des branches pleines de piquants plus gros qu’on ne peut pas attraper du tout. Puis des arbres plus hauts aux ramifications si serrées, si incroyablement denses, qu’on ne peut qu’essayer de se glisser à plat ventre au pied d’un tronc moins gros que les autres qui doit être une anomalie lui aussi parce qu’il me laisse passer. Après les piquants, les irritants, les opaques et la rangée spéciale avec les petites boules qui collent aux cheveux, plaquée contre une ultime rangée de sapinettes, là , au moment où les yeux se lèvent vers l’horizon, chraak, un fil barbelé dans la cuisse. Eh oui, j’allais oublier la clôture, indispensable ! En lambeaux, avec des petites boules collées un peu partout, je me retrouve de l’autre côté. Et c’est saisissant. Là , à vingt mètres du trafic tonitruant, je suis dans une cour de ferme. Un petit château, un étang avec des oies, une charrette en bois, des dépendances. Tout est désert. Le grand Meaulnes revisité par Magritte. Les vrombissements en arrière-plan créent un silence de catastrophe, un silence de défaite. Je m’imagine les occupants abandonnant précipitamment les lieux en voyant arriver les pelleteuses de l’autoroute, laissant tout en plan derrière eux, lancés sur les chemins avec leurs valises et le chien. Mais non, ils vivent là . Les jardinières sont fleuries et soigneusement désherbées, et le linge sèche derrière la grange à côté de la tondeuse à gazon. En fait, ils seront probablement bientôt de retour des courses pour nourrir les bêtes. D’ici à ce que j’arrive jusqu’à la route et au prochain rond-point tout en essayant de décoller mes petites boules, ils seront rentrés. Je vais retourner dans le monde de l’hyper-mobilité qui n’existe qu’en se dévorant lui-même en tant qu’espace et en tant que monde, je vais y retourner songeuse en me demandant comment et pourquoi ils n’ont pas réussi à fuir. De quoi rêvent-ils la nuit ? Peut-on confondre dans le sommeil le bruit des voitures avec celui des vagues ?
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130131
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